Chronique d’un accident industriel annoncé en musique

auteurs: Romuald Jamet et Guillaume Blum, LeDevoir
source: https://www.ledevoir.com/opinion/idees/800986/culture-chronique-accident-industriel-annonce-musique

Le Gala de l’ADISQ s’en vient pour la grande célébration de la musique d’ici : récompenses, fous rires et polémiques seront comme chaque année au menu. D’ailleurs, on n’oubliera pas de souligner les réussites et les craintes du milieu : un nombre record de titres québécois sortis, une année record en matière de retombées financières, mais toujours cette peur de plus en plus précise que le bateau coule. Seulement 8 % de la musique écoutée au Québec sur les plateformes est francophone, et uniquement 5 % en provenance du Québec. Alors, à qui la faute ?

Aux plateformes de diffusion en continu ? Aux algorithmes de recommandations ? Au public qui n’en écoute pas assez ? Bien évidemment, les raisons sont multiples et les plateformes de diffusion en continu en sont pour grande partie responsables. Mais le prochain soubresaut viendra lui d’un tout autre acteur : la fin programmée des chaînes radio satellitaires.

En effet, Sirius XM passe progressivement de la diffusion satellitaire de ces contenus audios à la diffusion numérique de musique via des webradios. Jusqu’ici, rien d’anormal, la numérisation des ondes hertziennes et satellites se généralisant partout dans le monde. Par contre, on oublie que Sirius XM donnait des sommes conséquentes aux artistes diffusés (respectivement 15,5 % et 4 % des revenus générés aux États-Unis et au Canada) pour la musique québécoise qui rayonne le plus à l’international : le country.

Le dernier rapport de la SOPROQ indique ainsi que les droits versés par Sirius XM ont baissé de 14 % en trois ans, et la chute continuera au rythme de la numérisation de ses ondes satellitaires et de la suppression de ces chaînes les moins porteuses. Sirius XM est un acteur privé et, à ce titre, a toute légitimité pour transformer ses stratégies d’affaires. Ainsi, trois chaînes francophones (pas uniquement québécoises) ont déjà été supprimées, ainsi que des chaînes de CBC/Radio-Canada.

Paradoxalement, le style de musique très certainement le plus délégitimé au Québec (avec le rap) est celui-là même qui lui permettait depuis plusieurs années de survivre : plus de 80 % des revenus de l’industrie musicale québécoise étaient portés par les revenus issus des États-Unis, et principalement grâce à quelques artistes country passant tant sur les chaînes francophones que sur les chaînes de country américaine. Du fait d’un système de répartition complexe mais solidaire — une part de l’argent généré par les grands artistes soutenant la relève —, ce ne sera donc pas les seuls artistes country qui vont encaisser le choc, mais bien l’ensemble de la filière musicale québécoise.

Ainsi, toute l’industrie musicale, ses représentants et nos gouvernants pouvaient se douter de ce qui allait se produire : cette manne est vouée à se tarir, les revenus issus des chaînes de radio satellitaire américaines ne permettront bientôt plus de soutenir l’industrie musicale québécoise. Nous sommes alors en droit de nous poser les questions suivantes. Comment se fait-il que cet accident industriel, annoncé, n’ait pas conduit à une préparation de la transition, tant par le secteur privé que le secteur public ? Comment se fait-il que la pérennité de ce patrimoine culturel n’ait pas été pensée alors que la musique et les artistes étaient déjà affaiblis par la crise du disque et les revenus ridicules issus du streaming ?

Construire la musique québécoise de demain

À causes complexes, réponses complexes. L’ADISQ a d’ailleurs été créée pour soutenir les industries musicales québécoises à la suite du choc pétrolier et du départ précipité des majors du Québec dans les années 1970. Elle aura encore fort à faire dans les prochaines années.

Certes, nous n’assisterons pas à l’ultime Gala de l’ADISQ cette année, mais nous invitons les industriels, les acteurs privés et publics ainsi que les ministres de tutelle à prendre ce problème très au sérieux et à profiter de cet événement pour réfléchir et construire la musique québécoise de demain.

Il serait temps que la valeur culturelle — et politique — de la musique québécoise prime sur les seuls intérêts privés et économiques. Le Gala de l’ADISQ sert souvent à donner l’image d’une famille réunie au sein de l’industrie, ce qui n’est pas le cas : si ces industries partagent cette même maison qu’est le Québec, leur coexistence ressemble plus à une colocation qu’à une communauté. Or, la maison brûle aussi dans l’environnement culturel. Et, là non plus, il ne faudrait pas regarder ailleurs.

Nous n’appelons donc pas à un examen de conscience, mais au soutien par le gouvernement et par l’industrie à la création d’une structure indépendante ayant une capacité d’analyse, d’orientation et de synergie des initiatives portées par toutes les parties prenantes (dont les chercheurs !) pour soutenir les acteurs de la culture québécoise et leur découvrabilité dans et par les environnements numériques.

Nous invitons notamment à une valorisation significative de la stratégie de créativité numérique 2023-2028, l’investissement de 34 millions de dollars s’apparentant à une goutte d’eau pour un marché culturel québécois de 11 milliards de dollars et plus de 140 000 emplois !